Biographie d’Alexandre Koyré

Philosophe, historien des religions, historien des sciences ; russe, français, exilé aux Etats-Unis ; savant de cabinet mais aussi soldat et résistant ; franchisseur de frontières tant académiques que géopolitiques, Alexandre Koyré (1892-1964) semble échapper à toute forme de classement disciplinaire, professionnel comme national. A tous égards, il fut toutefois un homme de conviction et ses travaux manifestent la forte unité de sa pensée.

Il s’engage très jeune dans des courants qui, chacun dans leur domaine – politique, scientifique - revendiquent le statut d’avant-garde : le mouvement révolutionnaire russe et la phénoménologie husserlienne. Déçu par l’échec de la révolution russe de 1905, le jeune Koyré, éduqué dans une famille fortunée de confession juive installée dans la région de la mer d’Azov, se rapproche en effet des socialistes révolutionnaires. Accusé d’avoir préparé un attentat contre le gouverneur de Rostov-sur-le-Don [2] il est emprisonné. Alors âgé de quinze ans, il lit de façon intensive les Recherches logiques de E. Husserl (1859-1938) dans sa cellule.

Contraint en 1908 à l’exil à cause des accusations qui pèsent sur lui, il choisit de commencer des études de philosophie et de mathématiques en Allemagne, à Göttingen, où enseigne Husserl [3]. Cette université est à l’époque un haut-lieu de la recherche européenne. Grâce à la présence des philosophes E. Husserl et A. Reinach (1883-1917) et des mathématiciens F. Klein (1849-1925), D. Hilbert (1862-1943), H. Minkowski (1864-1909), E. Zermelo (1871-1953) ou C. Carathéodory (1873-1950), les questions de philosophie des mathématiques y tiennent une place centrale. En choisissant de travailler sur les paradoxes logiques et d’éclairer ce qui lui semble être des difficultés dans les travaux des logiciens G. Frege (1848-1925) et B. Russell (1872-1970), A. Koyré opte d’emblée pour un terrain d’études qui est situé au cœur des préoccupations à Göttingen. Son premier article ne passe pas inaperçu puisque Russell éprouve le besoin d’y répondre [4]. Toutefois, ses recherches connaissent un coup d’arrêt brutal lorsque Husserl refuse de diriger sa thèse de doctorat. P. Zambelli fait l’hypothèse que cela serait dû au tournant de Husserl en direction de l’idéalisme transcendantal dans les Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures I (1913) [5]. Reinach et à sa suite Koyré auraient refusé ce tournant qui risquait de retomber dans le psychologisme dont Husserl avait lui-même dénoncé les périls dans les Recherches logiques : à réduire la validité des énoncés à leur origine dans l’esprit on risque de la relativiser. Koyré se serait ainsi fait l’avocat de l’antipsychologisme et d’un platonisme qui défend la transcendance des idées. G. Canguilhem souligne que Koyré rappelait constamment « la prééminence des œuvres sur les hommes » [6] : confirmation que cette conviction initiale est restée prégnante chez lui sur le long terme.

Edmund Husserl et ses étudiants dont Alexandre Koyré, assis au premier plan, à l'Université de Göttingen, 1909-1911 - Archives A. Koyré, Centre Alexandre-Koyré

Après le refus d’Husserl, A. Koyré emprunte alors une seconde fois le chemin de l’exil et s’installe en 1912 à Paris où il change d’orientation pour travailler sur Saint Anselme. Ce n’est pas un hasard s’il trouve à l’Ecole pratique des hautes études (E.P.H.E.), en tant qu’étudiant puis plus tard en tant qu’enseignant, un lieu de travail qui lui convient. Cette Ecole, dont il retracera « l’histoire glorieuse », est une institution fondée sur le modèle des séminaires allemands et il loue la « liberté qui règne dans sa vie et sa structure » [7]. Sa formation allemande transparaît également dans son activité de lecteur [8]. Tout au long de sa carrière, A. Koyré a publié de très nombreux comptes rendus (dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger, la Revue d’Histoire des Religions ou la Zeitschrift für Sozialforschung notamment) ; il a également fondé et dirigé avec A. Spaier (1883-1934) et H. Ch. Puech (1902-1986) entre 1931 et 1937 la revue Recherches philosophiques qui faisait une large place aux recensions.

La Grande guerre interrompt à nouveau sa formation et le mène sur les champs de bataille : d’abord dans la Légion étrangère, puis dans l’armée russe, pour finalement, au moment de la révolution russe, servir comme informateur des services de renseignements français, qui finirent toutefois par craindre qu’il ne soit plus proche des Bolchéviques [9].

De retour à Paris, il obtient en 1922 son diplôme de l’E.P.H.E. avec un mémoire sur L’idée de Dieu et les preuves de son existence chez Descartes et, l’année suivante, son doctorat ès lettres pour L’idée de Dieu dans la philosophie de Saint Anselme, travail commencé avant-guerre sous la direction de l’historien des religions François Picavet (1851-1921). Jusqu’en 1931, A. Koyré exerce comme « chargé de conférences temporaires » au sein de la Ve section des sciences religieuses de l’EPHE. En 1929, son doctorat d’Etat ès lettres sur La philosophie de Jacob Boehme lui permet d’obtenir un poste de maître de conférences de philosophie à l’université de Montpellier. Il ne l’occupe qu’une année avant de succéder à Etienne Gilson (1884-1978), élu au Collège de France, comme Directeur d’Etudes à la Ve section de l’E.P.H.E. (Histoire des idées religieuses dans l’Europe moderne), institution au sein de laquelle il fera toute sa carrière.

En étudiant les preuves de l’existence de Dieu chez Anselme et Descartes et leur recours à l’idée d’infini, Koyré témoigne d’une certaine continuité d’intérêt avec les débats qui avaient lieu à Göttingen sur les nombres transfinis de Cantor [10]. Son intérêt pour Jacob Boehme, en revanche, pourrait sembler beaucoup plus énigmatique. Le mysticisme spéculatif en Allemagne occupe pourtant avec le mouvement hussite et la pensée de Comenius l’ensemble de son enseignement au cours des années 1920. Dès 1921, Koyré précise qu’il ne souhaite pas étudier le « système de Boehme […] comme un phénomène isolé, mais comme l’aboutissement d’une longue évolution ». Plus large encore, son projet cherche à établir « l’existence et la persistance d’un courant ininterrompu de doctrines mystiques et magiques » [11]. En affirmant que « les différentes positions philosophiques des systèmes postkantiens sont déterminées avant tout par des positions religieuses » [12] ce réintroducteur de Hegel en France veut montrer la permanence de cette forme de pensée mystique dont il repère aussi les rémanences dans la philosophie russe du XIXe siècle [13]. Surtout il s’intéresse de près au travail de Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), dont les livres sur la mentalité primitive constituent, selon lui, « une merveilleuse analyse de cette mentalité ‘prélogique’ […], et de l’ontologie magique dans laquelle baigne et dont, très péniblement, parvient – parfois – à se dégager la pensée ‘logique’ et l’ontologie rationnelle [et qui nous rappellent qu’à] beaucoup d’égards, nous sommes tous, tels que nous sommes, des primitifs prélogiques » [14].

Après avoir mis au jour cette mentalité magique, A. Koyré peut étudier l’une des percées les plus célèbres de la pensée logique au sein du prélogique en décrivant les ressorts historiques de l’apparition de la science classique. Les Etudes galiléennes parues, pour une part sous forme d’articles, dès 1935, traduisent cette nouvelle évolution de son enseignement et de sa recherche en direction de l’histoire de la pensée scientifique. A. Koyré reprend l’expression bachelardienne de « mutation intellectuelle » [15] et souligne que l’œuvre de Galilée ne s’est pas contentée « de combattre des théories erronées, ou insuffisantes, mais […a] boulevers[é] une attitude intellectuelle, fort naturelle en somme, en lui en substituant une autre, qui ne l’était aucunement » [16]. En insistant sur son caractère de « révolution scientifique » [17] Koyré va ainsi relancer le débat entre discontinuistes et continuistes en histoire des sciences. En soulignant que « l’expérience n’a joué aucun rôle, sinon celui d’obstacle, dans la naissance de la science classique » et même que « l’expérimentation – interrogation méthodique de la nature – […] présuppose et le langage dans lequel elle pose ses questions, et un vocabulaire permettant d’interpréter les réponses » [18], Koyré s’oppose à ceux, empiristes et positivistes, qui font de l’expérience la source de l’invention dans les sciences. Il affirme haut et fort que la révolution scientifique du dix-septième siècle fut une révolution intellectuelle caractérisée par deux moments intimement liés : la géométrisation de l’espace et la dissolution du Cosmos antique. Il souhaite aussi de la sorte mettre un terme aux interprétations marxistes de la révolution scientifique classique qui, depuis le début des années 1930, occupaient le débat en histoire des sciences [19].

Alexandre Koyré, années 1940 - Archives A. Koyré, Centre Alexandre-Koyré

La débâcle de juin 1940 conduit très vite A. Koyré à soutenir la France libre. Envoyé par le général de Gaulle aux Etats-Unis, il participe à la création, à New York, de l’Ecole libre des hautes études et en devint le premier secrétaire général. Fondée par des universitaires belges et français ayant fui le régime de Vichy, cette école s’inspire du modèle de l’Ecole pratique des hautes études : les enseignants y déterminent eux-mêmes le programme qu’ils souhaitent développer. Koyré fait partie de ceux qui, en son sein, soutiennent ouvertement le général de Gaulle contre ceux qui voulaient davantage affirmer le caractère apolitique de l’institution [20]. Au-delà de la seconde guerre mondiale, A. Koyré conservera des liens très étroits avec le monde académique américain. Nommé membre de l’Institute for Advanced Study de Princeton en 1955, il enseigne jusqu’à son décès dans les universités de Chicago, Johns Hopkins et de Wisconsin. De retour en France en avril 1945, son échec au Collège de France en 1951 face à Martial Guéroult (1891-1976) malgré le soutien de Lucien Febvre (1878-1956), le conduit à fonder, avec l’aide de F. Braudel (1902-1985), une direction d’études intitulée « Histoire de la pensée scientifique » au sein de la nouvelle VIe section de l’EPHE (Sciences économiques et sociales). Un Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques y est associé en 1958. En 1966, il sera renommé « Centre Alexandre Koyré » et conserve depuis 1981 les archives d’Alexandre Koyré.

Alexandre Koyré usait plus volontiers du vocable d’ « histoire de la pensée scientifique » que de celui d’ « histoire des sciences ». Il intitula, de même, la collection de ses travaux philosophiques Etudes d’histoire de la pensée philosophique (1961). Au-delà des divisions entre science, philosophie et religion, dont il récusait la pertinence pour étudier le XVIIe siècle [21], la pensée était au cœur de son travail. Il cherchait à dégager les « attitudes intellectuelles », les « mutations de l’intellect humain » [22] que supposaient les découvertes scientifiques. L’attention qu’il portait aux notions de « représentations collectives », d’ « esprit objectif » [23], de « Weltanschauung » (vision du monde) [24] témoigne des enjeux anthropologiques de son œuvre. Contemporain de la « révolution scientifique » de la relativité et de la théorie quantique, à laquelle il réservait l’épithète de « moderne » [25], il s’interrogeait sur ce qui pouvait conduire les « plus grands génies de l’humanité […à] transformer les cadres de l’intelligence elle-même » [26].

Dans ses travaux, A. Koyré semble osciller entre la mise au jour d’invariants anthropologiques – les différentes conceptions du primitivisme seraient ainsi représentatives des « attitudes typiques de l’homme » [27] – et l’insistance sur l’irréductible historicité des formes de la pensée. Ainsi reproche-t-il à W. Dilthey (1833-1911), dans un compte rendu par ailleurs très élogieux de sa Weltanschauungslehre (théorie des visions du monde), d’avoir cru « que l’âme humaine possédait quelques structures typiques, dont l’analyse permettait de retrouver les éléments. » [28]. Il donne l’impression d’hésiter entre le relativisme dont il se méfiait en tant que disciple « platonicien » de Husserl, et une forme d’anhistorisme dont il n’avait cessé de combattre les implications anachroniques. Engagé dans l’histoire comme il l’avait toujours été, Alexandre Koyré pouvait difficilement renoncer à une conception universelle de l’homme. Ses luttes politiques comme scientifiques risquaient d’y perdre leur sens. Car la collaboration qu’il cherchait entre hommes de science, philosophes et historiens ne devait pas seulement permettre le progrès de leurs propres disciplines, mais aussi et surtout contribuer à « la sauvegarde des valeurs humanistes » [29].

Par Wolf Feuerhahn (CNRS, CAK), 2009 [notes bibliographiques en pièce jointe]